Depuis quelques années, un anglicisme est bien à la mode : le "storytelling". On l'entend dans la bouche des politiciens et leur spin-doctors, car se faire aimer c'est raconter une histoire, mais on l'entend aussi de manière plus pernicieuse dans la façon dont les gens se présentent. Chaque personne doit être le personnage de sa propre histoire, et pire, chaque oeuvre d'art se doit d'en raconter une.
D'un point de vue personnel, je remarque ça dans le monde de la photo, où de plus en plus de photographes se définissent comme "storytellers", où chaque photo se doit "de raconter une histoire".
Le problème dans tout cela, c'est qu'une histoire est forcément incomplète. Une histoire
simplifie. Une bonne histoire (puisque c'est de cela qu'on parle dans le storytelling, d'une
histoire efficace) va droit au but, se libère de ce qui n'est pas nécessaire au récit.
Nous sommes aujourd'hui, artistes, travailleurs freelance, dans la recherche de la création d'une certaine communauté, d'un groupe de gens qui nous "suivent", car c'est au final d'eux dont on dépend professionnellement : c'est notre réseau propre, celui qui nous amène crédibilité par les chiffres qu'ils nous offrent (like, followers) et possibilités professionnelles (offre d'emplois, collaboration, etc...). Chaque personne devient à la fois son propre réseau et maillon de pleins d'autres.
Revenons au storytelling : c'est un bon outil pour créer son réseau. On crée un avatar de soi, simple à comprendre, avec un style, une ligne éditoriale même. Je suis sur Instagram un photographe qui ne fait que des photos au drone de gens seuls sur une plage. JR ne fait que des grands portraits en noir et blanc, etc. Tout cela pousse à "trouver son style", à chercher en son soi intérieur LA CHOSE qui nous rend unique, singulier... et qui deviendrait donc la raison qui pousserait les gens à nous suivre.
A ce modèle je voudrais en proposer un autre : la pluridisciplinarité. L'anti-style, mais au contraire la curiosité infinie, la recherche non pas du soi profond mais des multiplicités du monde. Une ouverture bienveillante à l'apprentissage du Tout. Alors que je listais publiquement une partie de mes projets de 2018, des amis se sont étonnés de mon côté couteau-suisse, comme si j'étais miraculeusement affublé de multiples talents. Sans fausse modestie, il n'en est rien. Je refuse, en revanche, de plier ma vie au storytelling. D'ailleurs, il est déjà trop tard, voici un aperçu de mes dix dernières années :
18 ans: étudiant en droit anglais et français à Paris
19 ans : scénariste de série aux Philippines
20 ans : étudiant en droit anglais et français, fiancé à une Philippine, membre forcé d'une secte biblique très stricte
21 ans : étudiant en cinéma à Paris, toujours fiancé, toujours dans une secte
22 ans : étudiant en cinéma à Paris, célibataire et plus dans une secte
24 ans : étudiant en cinéma à Paris, plus célibataire
25 ans : étudiant en cinéma à New York
26 ans : assistant d'une geisha à Tokyo, homme de ménage à Kyoto, motion designer en Birmanie...
27 ans : motion designer en France
28 ans : photographe aux Etats-Unis.
Même simplifiée à l'extrême, ma vie ne semble pas avoir grand sens ; elle me paraît cependant comme une grande ligne droite. Cette ligne, c'est la pluridisciplinarité, une de mes valeurs les plus chères, et surtout une solution toute trouvée au manque d'inspiration qui vient forcément avec la production artistique.
Le cerveau ne peut produire constamment, et je ne me vois pas écrire des scénarios 8 heures par jour. Pendant longtemps, j'ai écrit et joué de la musique. Ces deux compétences étaient assez différentes pour ne pas s'assécher en même temps. Puis j'y ai rajouté la création visuelle, pour pouvoir encore plus jongler en cas de page/partition blanche. Puis la cuisine, puis le code...
Chaque moment de pause, d'épuisement artistique n'est pas une malédiction, mais une opportunité pour apprendre autre chose, grandir autrement. Mieux encore, on se rend compte rapidement que l'esprit humain n'est pas si cloisonné, mais qu'au contraire toutes ces passions, ces compétences, se mélangent et se nourrissent entre elles.
Tout cela, en revanche, crée un avatar brouillon, illisible, une ligne éditoriale trop large. Les modes sont cycliques, et en 2019, j'espère que l'on commencera à apprécier la complexité du monde pour les possibilités qu'elle offre plutôt que comme un phénomène à démêler.
D'ici là, je vous enjoins tous à essayer une nouvelle discipline lors de vos moments de creux, une nouvelle compétence à apprendre, ne serait-ce que pour la satisfaction de vous endormir un peu plus savant que vous vous êtes réveillé.